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Patrick Béguinel

Patrick Béguinel

des textes courts, des chroniques, des nouvelles : mon univers...


Cinq Frères, partie 2

Publié par Patrick Béguinel sur 31 Octobre 2016, 09:47am

Cinq Frères, partie 2

Mon pied tapait la mesure, ou du moins essayait de la suivre. Les cinq garçons me sidéraient par leurs prouesses techniques, me prenaient à rebrousse poil et me conduisaient là où je ne les y attendais pas. Ils me laissaient pantois d'admiration, plaçant des breaks à l'improviste et repartant de façon synchronisée, laissant soit la voix, soit la trompette, leur donner l’impulsion décisive.

L'énergie était palpable, indomptable. La cohésion de la famille ne laissait pas de place au hasard mais à des improvisations éclairées, inspirées par le génie du jazz. Il y a avait là tant d'énergie, tant de force qu'un véritable tsunami sonore envahissait le moindre recoin de la vaste pièce.

Je fermais les yeux, me délectant de cette douche dont la chaleur dénouait chacun de mes muscles. Il y avait si longtemps qu'aucun quintet ne m'avait bluffé de la sorte que je savourais chaque note comme s'il s'agissait là de la dernière. Un miracle, au sens propre, se déroulait sur la scène de ce club et j'étais là pour le voir, pour l'entendre, pour le vivre ! Pas besoin d'en faire des tonnes, les gars assuraient comme des bêtes ! Tour à tour, ils firent tomber vestes et ouvrirent chemises tant la fièvre du jazz émanait à travers tous les pores de leur être.

Je jetais un regard périphérique sur la salle du club. Bien qu'elle fusse plongée dans une semi-pénombre, je constatais que la plupart des spectateurs étaient, tout comme je pouvais l'être, bouches bées, yeux écarquillés, ou tout au contraire fermés, comme pour ne laisser place qu'au seul sens de l'ouïe, pour n'être parasité d'aucune façon que se soit.

Le barman, derrière son comptoir, était figé dans la position « de celui qui essuie son verre », ressemblant à s'y méprendre à un serpent charmé par un joueur de flûte. Le temps s'était arrêté, les hommes aussi. Seule la musique continuait à vivre, à vibrer, à nous emplir de sa présence magnétique.

A la fin du morceau, une salve d'applaudissements et de sifflets admiratifs retentirent, animant les cinq visages des frangins qui, heureux de leur effet, reprirent de plus belle.

Le chanteur était habité, le piano ensorcelant, la paire rythmique basse/batterie dansante à souhait et la trompette, stratosphérique. Nous n'étions, ni eux cinq ni moi-même, ni la trentaine de privilégiés présents dans la salle, sur Terre mais bel et bien au royaume des cieux, au paradis de la musique et de la vie.

Je me sentais bien, en paix avec moi-même. La musique me pénétrait comme elle ne l'avait plus fait depuis une éternité. Je la ressentais au plus profond de mon être et j'avais l'impression d'être une marionnette tant mes muscles, réagissant aux changements de tempi sans que je leur en ai donné l'ordre, semblaient sous son emprise. Ma tête, cotonneuse, dodelinait à droite et à gauche, mon pied s'agitait presque frénétiquement et mon cœur battait la chamade.

Ces musiciens étaient des purs, des mecs qui vivaient pour et par le jazz. J'aurai tant aimé les connaître, savoir d'où ils venaient et comment ils avaient pu faire pour tout comprendre de cette musique qui, parfois, me semblait inaccessible malgré mes cinquante années d'expérience. Quel dieu, quel démon leur avait donné tant de grâce ? J'avais écumé pas mal de bars, pas mal de scènes plus ou moins légales, et jamais auparavant je n'avais entendu pareille chaleur, pareille communion. Certes, parfois j'avais eu des coups de cœur, un Miles Davis par là, un Coltrane par ici, mais rien de semblable à cette orgie de décibel aussi soyeuse à mes oreille que le vin peut l'être en bouche.

Pour rien au monde je ne voulais quitter cet endroit : j'étais là où je devais être, là où m'avait conduit ma raison, là où je m'égarais...

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